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AVANT-PROPOS
Interroger la thématique de la chasse conduit immanquablement à un corpus iconographique démesuré, dont le moins instructif n’est pas la fonction comique. De façon assez curieuse, si elle reflète une esthétique satirique familière – et pas seulement en France - elle n’a pourtant pas pris place au premier rang des études sur la caricature. Les spécialistes corrèlent bien souvent cette dernière au pittoresque de la cité en laissant de côté tout un corpus bien utile pour comprendre la lente acculturation de(s) public(s) de province envers le nouveau comique imprimé, à la conquête progressive du monde rural en symétrie avec la modernité républicaine.
Et cependant, les enfants que nous fûmes gardent ancrés au profond d’entre eux ce fantasme particulier de la "chasse à l’homme", résultante d’un inconscient collectif parfaitement falsifié de la légende" noire des temps féodaux et appliqué aujourd’hui à la poursuite des criminels en fuite dans notre contemporanéité terrorisée. Le cinéma s’en est emparé très tôt avec Les chasses du conte Zaroff, poncif de série B tant de fois imité : la femme ligotée sous les chandelier de la première affiche et le visage apeuré confinant au centre de la seconde laisse déjà entrevoir l’érotisation plus ou moins perverse du sujet mais n’anticipons pas. La bande dessinée a pris le relais.
Avant de nous aventurer plus profondément dans les taillis de l’iconographie cynégéti-comique, formulons tout de même quelques remarques préalables :
Lorsque les planches de Daumier sur la chasse commencent à apparaître dans les années 1840, celle-ci reste encore comme un privilège dans la plupart des esprits. L’assimilation au prestige aristocratique dans ce qu’il a de plus ultramontain explique la fascination/répulsion pour l’exercice spécifique de la chasse à courre, dont se moquent des humoristes comme Albert Guillaume en France. Mais si Guillaume est un caricaturiste reconnu, est-ce bien de "caricature" qu’il s’agit ici, dans cette fresque de commande que l’artiste exécute pour une rémunération confortable ? Assurément non, ce qui laisse entrevoir l’équivoque du motif. Si a priori l’aristocratie n’a plus beaucoup la cote vers 1900, les fastes nobiliaires continuent de faire rêver le public. Cette ambivalence entre émerveillement et distanciation clownesque est évidente dans l’évocation d’un spectacle de music-hall d’inspiration anglaise, dont le succès ne se démentira pas des deux côtés de la Manche durant plus d’un siècle
S’il y a ambiguïté sur la chasse à courre, la critique de la bourgeoisie est sans ambages. L’image du notable prétentieux et pleurnichard, désireux d’épouser l’utopie pastorale du braconnier débrouillard tout autant que l’habileté de l’aristocrate en action, constitue l’un des motifs les plus familiers de l’univers satirique. Se profile donc une thématique que nous allons nous efforcer d’expliciter, à savoir le comique cynégétique comme métaphore des oppositions/différenciations sociales. L’errance solitaire et glacée du bourgeois souligne un peu plus le labeur incessant du paysan qui regarde le parvenu se ridiculiser dans une campagne dont il ne maîtrise aucun code. Cela pose la question de comprendre si la figure contemporaine du paysan-chasseur ne traduit pas à son tour un embourgeoisement de la paysannerie dans les années 1960-70, à rebours d’une frange de cultivateurs moins prompts peut-être à se réclamer de la "tradition"…Ou de fils de paysans notabilisés ? Il semble patent que la chasse détermine un éventail de postures provinciales complexes sur le temps long, avec des variations probables d’un extrême à l’autre de l’hexagone.
Ces images proviennent d’une société pour laquelle la dureté des réalités sociales, la proximité de la mort n’a rien à voir avec nos mentalités contemporaines. Il ne s’agit absolument pas de se préoccuper de la souffrance animale. Pour autant, la thématique de l’inversion (chasseur-chassé) est récurrente dans la veine humoristique prenant la chasse pour cible. Certes, il s’agit d’un biais supplémentaire pour ridiculiser le chasseur du dimanche et cette forme burlesque est tellement ancrée dans l’imaginaire collectif qu’un fait divers récent est signalé par l’AFP, qui tente de suggérer la dimension comique de la mort d’un individu. Mais cette esthétique du retournement est souvent proposée par certains titres (Le Courrier français, L’Assiette au beurre) qui s’engagent contre les exactions coloniales. Montrer la gratuité de la violence et hyperboliser la souffrance de la victime constitue pour certains un moyen de dénoncer une violence « moderne » démocratisant la sauvagerie passée au lieu de disséminer l’humanisme. Le caractère anthropomorphe de certaines représentations animales laisse à cet égard songeur. La figure du chien de chasse par exemple offre une palette interprétative qui va du valet de son maître (et "animal traître") jusqu’à la victime première de la maladresse du tireur en passant par la complicité avec l’animal chassé ou les autres limiers.
L’érotisation de la scène de chasse forme, par la récurrence des motifs grivois, une reconfiguration en creux de la posture viriliste que les satiristes adorent dégrader et railler. C’est certainement cet aspect qui relie le plus linéairement la veine satirique du dix-neuvième siècle avec le dessin plus contemporain, même si cet érotisme sylvestre joue aussi de la partition inverse, laquelle consiste quel que soit le message à exhiber une femme "à poil".
Pour finir, posons-nous la question des destinataires de ces motifs satiriques. Incontestablement, la consommation de périodiques hebdomadaires illustrés renvoie à une pratique de la classe moyenne, ce qui n’équivaut pas mécaniquement à réduire la caricature à un "art bourgeois", ce qui serait de la dernière imbécillité. Ce qui étonne dans une société encore nettement dominée par la différenciation scrutée des habitus sociaux, c’est la capacité de l’image satirique de presse à amalgamer des publics hostiles. Car enfin, qui s’esclaffe devant le ridicule des Actéon aux petits pieds ? Ceux qui s’estiment de "vrais" chasseurs et ne se sentent pas concernés, l’aristocratie toujours prompte à railler la bourgeoisie qui la singe ainsi que ceux qui identifient dans la chasse la survivance d’un imaginaire nobiliaire attaché à une violence déréglée dès lors qu’elle s’exprime hors du cadre urbain. Les paysans croqués dans les images en train de se moquer du chasseur crotté ou perdu sont eux-mêmes des caricatures. Il faudra attendre les almanachs comiques de la première moitié du vingtième siècle pour voir se prolonger la veine des journaux du siècle précédent, à destination cette fois-ci d’un public plus modeste. Mais ce corpus s’inscrit également dans la vaste entreprise inconsciente de disqualification du monde rural par des citadins tiraillés entre l’idéalisation d’un monde quitté et la raillerie des périphéries restées à l’écart de la modernité. Ce qui frappe, au fil de ces images, c’est la peinture d’un univers sylvestre encore vierge de progrès à l’intérieur duquel le chasseur fait figure d’intrus, destructeur d’un paradis originel dont les bêtes sont les garantes de l’harmonie. Cet imaginaire dessiné au fil des œuvres d’un Rabier nourrira plus tard les dessins animés de années de dépression américaine, Tex Avery en tête, comme si le fantasme d’une forêt idyllique violée par le prédateur humain était corrélée tout à la fois à l’emballement industriel et à la dépression économique.
Peu étudié donc des historiens du trait, le traitement satirique de la chasse présente donc un volume numérique d’œuvres et une richesse interprétative qui justifient amplement la galerie réduite qui suit cette présentation. Puissent dès lors ces quelques motifs inspirer une discussion collective dont la teneur sera digne d’être ajoutée aux actes futurs des travaux entrepris.
Laurent Bihl, ISOR/Centre d'histoire du XIXe siècle Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
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